A nouveau La Harpe aujourd’hui. C’était le jour de son enterrement. Je suis allé chercher les Mémoires d’outre tombe. Relire ce que disait de lui Chateaubriand. J’arrivai pour voir mourir un homme qui appartenait à ces noms supérieurs au second rang dans le XVIIIe siècle, et qui, formant une arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de l’ampleur et de la consistance. J’avais connu M. de La Harpe en 1789 : comme Flins, il s’était pris d’une belle passion pour ma sœur, madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il tonnait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres où il ne trouvait pas le dîner bon, mangeant avec ses doigts, traînant dans les plats ses manchettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolences ; mais, somme toute, esprit droit, éclairé, impartial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l’admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n’a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la religion, n’ayant conservé d’orgueil que contre l’impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire. À mon retour de l’émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe favorable à mes ouvrages : la maladie dont il était attaqué ne l’empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d’un poème qu’il composait sur la Révolution; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts : « Mais s’ils ont tout osé, vous avez tout permis/ 
Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme ». Oubliant qu’il était malade, coiffé d’un bonnet blanc, vêtu d’un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête ; puis, laissant échapper son cahier, il disait d’une voix qu’on entendait à peine : « Je n’en puis plus : je sens une griffe de fer dans le côté. » Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait : « Allez-vous-en ! Fermez la porte ! » Je lui disais un jour : « Vous vivrez pour l’avantage de la religion. — Ah ! oui, me répondit-il, ce serait bien à Dieu ; mais il ne le veut pas, et je mourrai ces jours-ci. » Retombant dans son fauteuil et enfonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son orgueil par sa résignation et son humilité. Dans un dîner chez Migneret, je l’avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, déclarant qu’il n’avait rien fait de supérieur, mais qu’il croyait que l’art et la langue n’avaient point dégénéré entre ses mains. M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803 : l’auteur des Saisons mourait presque en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de toutes les consolations de la religion ; l’un visité des hommes, l’autre visité de Dieu. M. de La Harpe fut enterré, le 13 février 1803, au cimetière de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était lugubre : les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soulevait, pour laisser passer les dernières paroles de l’amitié à l’oreille de la mort. Le cimetière a été détruit et M. de La Harpe exhumé : il n’existait presque plus rien de ses cendres chétives. Je ne serai pas allé cette fois-ci au Père-Lachaise pour l’anniversaire, comme en 2003 où j’avais déposé une couronne sur sa tombe. Mais j’y passe de temps en temps. J’irai bientôt, promis. J’ai préparé mon atelier de demain à Censier avec les étudiants. Pas terminé les corrections de leurs travaux.