J'ai relu, encore une fois, les livres pour le débat de dimanche matin aux Assises du roman de Lyon. Gribouillages sur les fiches. Quelques phrases, quelques derniers détails pour la présentation des auteurs. Je notais : Upamanyu Chatterjee habite à Dehli, mais il travaille toute la semaine à Bombay. Bombay... J'avais presque oublié. J'en avais caché les souvenirs sous des vieilleries sans importance. Temps passé. Page tournée. J'y étais allé pour une semaine de reportage au bidonville de Malad fin 2002. Pas grand chose à en raconter que des pérégrinations d'Occidental rose, ventru et mal à l'aise au milieu cette incessante et assaillante misère. Le village était comme en pilotis sur les ordures. Pierre Péan, le fondateur de l'association qui venait en aide aux habitants, nous baladait de taudis en taudis. Le deuxième jour, une fillette de quatre ou cinq ans, s'était postée à l'entrée de l'enclos qui marquait la frontière avec le quartier. C'était moi qu'elle attendait, inexplicablement décidée. Je n'ai jamais su pourquoi. Mais c'était son idée. Chaque fois, elle me guettait. Elle courait vers moi. Elle m'attrapait la main et ne la lâchait plus, à tel point qu'au moment des départs, il fallait lui détacher de force les doigts, un à un. A ces instants de séparation, pas un mot, pas une plainte, juste un regard éteint. Le regard de l'envers de journées à sourire où elle me poursuivait d'un incompréhensible babil, où je lui répondais des mots qui ne lui disaient rien. J'ai parrainé Anita. Quelques roupies pour acheter des fournitures scolaires. Un imperméable pour la mousson. Une paire de sandalettes. Ici, avait expliqué Péan, dans l’ordre, il vaut mieux naître garçon, puis chien, puis fille… Avec son école installée dans un vieil autobus, il tentait d’offrir un peu d’éducation aux gamines.

Le dernier jour du reportage, l’association avait organisé une sortie à la plage. Nous sommes partis avec une vingtaine d'enfants. Anita, comme à l’habitude, ne m’a pas quitté d’un pas. Les autres se baignaient en sari à quelques mètres du rivage. Ma petite s’est avancée vers l’eau sans me quitter la main. Elle a poussé un cri de passereau quand la première vaguelette est venue l'attraper aux chevilles. Un pas encore. De l’eau jusqu’au mollets. Elle regardait au loin. En se tournant vers moi, elle s’est mise à rire. Elle voyait la mer pour la première fois.

J’ai versé de l’argent. J’ai eu quelques nouvelles. Sa famille ne voulait pas qu’elle continue l’école. Ce que vous avez donné suffira pour longtemps. Qu’est-ce j’imaginais ? Changer son existence ? Juste avec des sous… Quel inconscient mépris. Elle est toujours là-bas. Réponses à mes questions... Elle grandit à Malad. Elle va avoir onze ans.