Abistis, dulces caricæ. J’ai repensé tout à l’heure à l’apostrophe acide de Trimalcion à Plocamus dans le Satiricon. Oui, vous êtes vraiment finies douces figues. C’est la philosophie de mon petit jardin. Après quinze jours d’incroyable abondance que nous avons partagée avec les merles, les grives, les étourneaux, quinze jours où les frelons (asiatiques), les guêpes, les mouches, s’agglutinaient bourdonnants autour des sycones écrasés sur la terrasse, voilà qu’il n’y a plus une seule figue dans l’arbre. Les épeires diadème tissent leurs toiles un peu partout dans le jardin. L’été s’en va. Un de plus. Je n’ai pas écrit une ligne de journal depuis Pâques. Je laisse encore et toujours filer le temps. Tout début mai, nous avons fait depuis Grasse le voyage italien dont j’avais envie depuis longtemps sur les traces de Giovanni Guareschi. Claire et Emmanuel nous avaient prêté leur voiture. Roncole (aujourd’hui Roncole-Verdi puisque le compositeur de la Traviata y est né) est un minuscule village. Un village de tellement trois fois rien que j’ai craint un moment d’avoir embarqué Amélie dans une quête bien décevante. Il n’en a rien été. Nous avons passé deux jours dans la Bassa parmense à remonter les chemins discrets du piccolo mondo de Don Camillo. La campagne émilienne, la plaine, les bords du Pô. Depuis 1948, année de la parution du premier volume des aventures du curé bagarreur et de son meilleur ennemi le communiste Peponne, le décor n’a guère changé. Il ne faudrait pas réduire ces histoires à des pantalonades. Guareschi est un moraliste sensible, davantage émouvant que drôle. Il touche juste. Nous avons vu sa maison, avec le petit musée attenant où j’ai acheté deux livres en italien que je m’efforcerai de lire (en dehors des Don Camillo, ses textes ne sont pas traduits en français). Nous nous sommes recueillis sur sa tombe et celle de son épouse Ennia. J’en ai rapporté deux pousses de jasmin nudiflore que j’installerai à l’automne au jardin. Nous avons aussi fêté doucement notre anniversaire de mariage dans le restaurant du petit hôtel de Roncole. Prosecco de Valdobbiadene, culatello, coppa, gnocco fritto. Et puis nous sommes allés à Parme. Pas envie de rentrer. Mai, juin, juillet, août. Comme c’est étrange d’aller ainsi à gué sur des morceaux de temps. À Paris, le propriétaire de la rue Danville, qui occupe les deux étages au-dessus de nous, vend tout l’immeuble. Il ne renouvelle pas notre bail. Passé la stupeur et l’inquiétude, nous avons pris conseil. Rassurés de savoir que (ouf) nous ne risquions pas de nous retrouver dehors du jour au lendemain. N’empêche. Cela a fait quinze ans que nous habitons ce deux-pièces. Ce serait trop long ici de raconter toute l’affaire. J’y reviendrai plus tard. Revu avec un grand bonheur Michel Bernard en juillet. Il venait, avec Françoise, pour le Salon du livre de Granville. Ca faisait un bail. Nous aurons passé cinq ans sans même nous croiser. Juste échangé quelques lettres, quelques messages. Amélie avait réservé pour dîner chez Henriette dans la Haute-Ville. Nous avons pu fêter ensemble son Grand prix de littérature de l’Académie française qu’il venait juste de recevoir pour l’ensemble de son œuvre. Un prix décerné moins d’un an après que l’indélicat Grégoire Bouillier lui avait pillé sans le citer ses Deux remords de Claude Monet pour rédiger Le syndrome de l’orangerie. Belle revanche. Michel avait proposé que Sébastien Lapaque nous rejoigne. Il est au Salon. Est-ce que ça vous dérange s’il fait le cinquième ? Lui aussi, cela faisait une éternité que je ne l’avais pas vu. Et même une éternité et demie. Je crois bien que la dernière fois où nous nous sommes serré la main c’était fin 2010 à la signature de l’édition poche de Chez Marcel Lapierre, son bel éloge du travail du vigneron de Villé-Morgon. Nous avions déjà commencé à boire le champagne de l’Académie quand il nous a rejoint. Entre deux verres, entre deux vins. Car sur le chemin du restaurant, en quittant le salon, il avait fait halte à la cave Sélène, rue des juifs. Il était gris. C’est-à-dire enveloppé d’une vaporeuse ivresse à travers laquelle il apparaissait brillant, magnifique. Parlé de saint Augustin et de littérature, du Figaro et du Monde, de l’amitié, de la romanée-conti, des camelots du roi, de l’air du temps et de celui qui passe. On nous a gentiment mis dehors. Nous étions les derniers. Enfin, je marque d’une pierre blanche l’avant dernière semaine du mois. Celle que Marcus et Virginie, et mes nièces, m’ont offerte pour accompagner mon prochain franchissement de dizaine. J’avais confié à Camille que j’aimerais bien partager avec eux mon enfance à Senlis. Ma petite patrie, ma patrie de cœur. Virginie avait trouvé à louer une grande maison à Morienval. Camp de base. J’ai tout de suite emmené Amélie et Apolline à l’église abbatiale. Je voulais absolument leur montrer le gisant de Florent de Hangest, chevalier mort au siège de Saint-Jean-d’Acre qui m’avait tant impressionné quand j’avais une dizaine d’années. Porte close hélas, mais comme j’allais tristement faire demi-tour, on nous a miraculeusement ouvert. Un professeur de trompe de chasse y donnait son cours. C’est donc aux sonorités de la Royale et du Débuché que nous avons déambulé sous les voûtes romanes. Quel beau séjour. Pierrefonds, Chantilly, l’abbaye d’Ourscamp. J’étais en territoire tellement connu, tellement sensible. Je les ai tous embarqués pour une journée complète à Senlis. À fleur de souvenirs. Et tous intacts, et tous vivants. Le château royal, le musée de le vénerie, la cathédrale, Saint-Pierre, Saint-Frambourg. Montré ma toute petite maison, ma rue, mes itinéraires. Mon collège Saint-Vincent où nous avons pu entrer grâce à Michèle, la secrétaire de l’association des Anciens élèves. J’ai beaucoup parlé, beaucoup raconté, beaucoup confié. J’espère que je ne les ai pas fatigués de trop d’émoi enthousiaste. Ces quelques jours ont été aussi l’occasion de faire la connaissance de Matthijs, l’amoureux hollandais de Camille. Ils se sont rencontrés à Berlin en 2024 et ont entamé ce qui ressemble à une relation attentive et sincère. Pourvu qu’entre le Mexique, les Pays-Bas, les études, le travail, tout cela dure au moins un peu. Il est arrivé la veille de notre départ, suivi de près par toute sa famille, le père, la mère, trois frères et une belle-sœur enceinte. Ils m’ont semblé, comment dirais-je, pour paraphraser les Tontons flingueurs, un peu… rustiques. Mais à leur décharge, il faut bien que je reconnaisse quand même que je n’ai pas grand-chose à dire à grand monde. Surtout dans un baragouin de germano-franglais. Nous avons passé une dernière nuit à Senlis à l’hôtel de la Porte-Bellon. J’ai emmené Amélie faire une longue balade en forêt d’Halatte. Nous avons remonté le chemin du Tombray, suivi les sentiers jusqu’à la Queue-de-la-Brosse. Nos pas dans ceux de mon enfance, de ma toute jeunesse. Passé l’orée, au pied du très vieux chêne au tronc double sur lequel je montais à califourchon petit, si petit, j’ai ramassé un surgeon tout ratatiné et malade. Je le mettrai en pot à Carolles.