Je me suis remis au travail. À mon livre sur les années de la Grande Guerre où ma grand-mère Angèle, flanquée de trois enfants, son mari Joseph au front, était réfugiée dans l’Indre, à Chassignolles. Ma mère est née là-bas en 1918. J’ai cette histoire de famille à arracher à l’oubli, à réinventer. Oui, je me suis remis au travail. J’allais dire : enfin. Cela fait trois ans que je traîne. Que je n’arrive vraiment pas à me mettre à l’écriture. Trois ans, et plus d’ailleurs, que je griffonne des notes, que j’entasse une documentation hétéroclite, que je sollicite les uns, les autres, pour un détail, un souvenir, une précision. À Chassignolles, à Houplines où elle a grandi, j’ai remis mes pas dans ceux d’Angèle. Et j’ai rajouté des notes aux notes, entassé des images. Aujourd’hui, il est plus que temps. Je me suis mis en jachère du Monde des Livres. Je n’avais d’ailleurs plus beaucoup de projets. En février, Raphaëlle est retournée dans le rang. Pendant le plus de dix ans où elle a orchestré les pages de littérature française, je me suis senti en parfaite harmonie et liberté avec elle. J’ai ressenti son abandon (choisi, j’espère de tout coeur) comme un minuscule deuil. Je connais mal Juliette, la jeune femme qui la remplace. On s’est rencontrés une seule fois. Honnêtement, mes suggestions peuvent attendre. Et puis, il m’est arrivé aussi une drôle de mésaventure. J’ai rendu un papier sur Pierre Loti pour le centenaire de sa mort. J’y écrivais : Il multiplie les conquêtes féminines exotiques comme les amitiés fraternelles et viriles, s’embarque au long cours, s’enflamme pour l’Orient et nourrit ses romans avec ses aventures. J’ai eu un courriel, en retour, du nouveau responsable de la rubrique « Histoire littéraire ». On bute un peu, m’écrivait-il, sur la formule "multiplie les conquêtes féminines exotiques", que d'autres écriraient : "il fait subir des violences sexuelles et sexistes à de jeunes femmes racisées". Est-ce que cela te choque si on jette un voile pudique sur le sujet ? J’en suis encore comme deux ronds de flan. Allons, je peux bien me mettre en jachère. Cette histoire me fait penser à Louis Roubaud, journaliste et écrivain des années 1920-1930, qui, embauché au Quotidien, le journal rad-soc d’Henri Dumay est dénoncé (par d’obligeants confrères) comme royaliste et à qui on demande de dire quelles sont, franchement, ses opinions politiques. Roubaud de répondre : J’ai l’opinion du journal qui m’emploie. Sauf que des fois… Bon, je me sens libre pour quelques mois. Au risque qu’ils m’oublient. Bah, on verra bien. Moi, je me remets au travail.