Cela fait un moment que je n’arrive pas à grand chose. Je me pousse. C’est tout. J’avais pourtant repris mon travail sur Chassignolles. Retrouvé des vieux papiers, quelques photos. J’avais appelé Nicolas aussi pour qu’il me guide un peu dans mes recherches historiques. Je n’ai en effet aucune idée de comment s’est passé l’exode des populations du Nord pendant la Grande Guerre. Et j’ignore si quelqu’un a écrit sur le sujet. Sur ses conseils, j’ai cherché un livre de Philippe Nivet qui enseigne, si j’ai bien compris, à Amiens. Mais l’ouvrage est épuisé depuis longtemps, introuvable d’occasion, et les bibliothèques sont fermées. C’est que nous sommes à nouveau « confinés » depuis la fin octobre. Toujours ce volatil virus venu de Chine qui continue de paralyser la vie des habitants de plus de la moitié de la planête. Tout est à l’arrêt. Sauf en Chine justement où, paraît-il, tout va bien. Ici, par contre, la radio matraque tous les jours des chiffres de morts et de contaminations. Il faut à nouveau s’affubler de masques et se signer à soi-même des autorisations de sortie. La folie. Le bon côté de l’histoire, c’est qu’Amélie est à Carolles, en attendant que passe « la vague », comme ils disent. Elle télétravaille. Moi, je ne travaille pas vraiment. En tout cas pas à la mesure de ce temps vide. J’ai écrit quelques papiers pour Le Monde des Livres (qui continue à paraître avec une pagination réduite). Un surtout, sur le très gros volume des derniers poèmes de Jean-Claude Pirotte. Cinq mille, inédits, rédigés en moins de deux ans, de 2012 à 2014. Il les a écrits dans ses dernières maisons : à Saint-Léger, à Namur. D’un jour l’autre, il ramene, rappele, tous ses souvenirs sensibles depuis le très loin de l’enfance jusqu’à l’à peine hier, jusqu’au présent de la maladie, jusqu’aux approches de la mort. C’est Sylvie qui s’est occupée de leur publication au Cherche Midi. Mémoire sauve. Elle m’a envoyé un très gentil message pour me remercier. Les journées filent. Je nourris Kiki, le chat de Mme Bassard, un matou errant qu’elle avait essayé d’adopter. Mais en vrai sauvage, il n’avait jamais mis une patte dans la maison, acceptant juste de se coucher sur le seuil. Déguerpissant dès que quelqu’un approchait. Mme Bassard est morte fin septembre. Elle s’est suicidée, à quatre-vingt-quatorze ans. Depuis le temps qu’elle répétait qu’elle en avait assez, qu’elle avait hâte d’aller au cimetière. Je n’y vois plus rien, je n’entends pas. A quoi ça sert de vivre ? Elle trottait pourtant tous les jours dans les chemins. Ne s’était résignée à raccrocher son vélo qu’en 2017 après la fois où elle avait heurté une voiture à l’arrêt. Ce jour-là, d’ailleurs, elle s’était mise en colère. Dire que ça aurait pu être mon heure. Raté ! Plus personne ne prêtait attention à ses litanies. A peine passé le bonjour, une rapide considération sur le temps qu’il faisait, voilà qu’elle vous entreprenait sur son désir de trépas. Je prie tous les soirs dans mon lit de ne pas me réveiller le lendemain. Le Bon Dieu ne m’écoute pas. Elle a attendu qu’il y ait chez elle ses filles, ses petites filles. Et elle s’est noyée, au tout petit matin, dans une baignoire abandonnée dans son jardin, remplie d’eau croupie. Cela fait longtemps, encore une fois, que j’ai laissé ce journal. Je le reprends comme poussé par une nécessité. Cet exercice quotidien d’écriture me donne la mesure, rythme le temps. Je suis perdu en ce moment. Comme Poucet, au début du conte, j’ai semé des miettes de pain pour marquer mon chemin. Les oiseaux les ont toutes mangées.