Mon retard se met en boule. Quelque chose de doux, de mou. Enfant je finissais toujours par mélanger les couleurs de mes boîtes de pâte à modeler. Bleu, rouge, jaune, noir, vert, blanc, orange. Elles s’entrelaçaient dans un magma bariolé ressemblant aux papiers marbrés des gardes des livres. Au bout d’un moment, à force d’être trituré, le patouillage virait au gris. Je finissais par le jeter. Je fais du plomb avec les jours comme ils passent. Je ne sais plus ce qu’ils étaient. Ils vont à l’eau. Se précipitent et sombrent. J’ai écrit mon papier pour Le Monde sur la biographie d’Henri de Régnier par Patrick Besnier. Une chronologie minutieuse qui ne laisse rien passer, déroulant en mailles serrées la diversité confondue des événements, littéraires, privés, intimes, pris dans la marche de l’époque qu’ils traversent. C’est un travail remarquable. Peut-être un peu distant. Mais le personnage n’offre pas beaucoup de prises à la proximité. Le livre de Bernard Quiriny, Monsieur Spleen, paru il y a deux ans au Seuil, s’il balayait plus vite l’existence, était davantage incarné. Ou plutôt, il racontait un peu de cette étrange complicité qui se noue, malgré le temps, avec un auteur passé. Je connaissais mal Régnier avant de m’être lancé dans la publication d’Escales en Méditerranée, son livre de 1931, pour ma collection « Domaine public ». Je ne le regardais que comme une ombre passive dans l’étrange trio que formaient avec lui sa femme Marie (la deuxième des trois filles de José Maria de Heredia) et Pierre Louÿs. Mais j’ai découvert son incessante inquiétude, son désabusement grinçant, sa lassitude. Comment, si souvent, ne pas se sentir proche ? Après bien des mois d'interruption, et encore une fois, je reprends ces notes quotidiennes. Autant que possible…, écrit-il dans ses Carnets.