Déjeuner à Rouen. Pour l’anniversaire de Marie, Amélie avait réservé une table à l’auberge de la Couronne. Une histoire ancienne. Tu pourrais faire un canard au sang ?, m’avait demandé au printemps ma fille comme nous parlions menus. Il devait lui rester le souvenir (lointain, car elle n’avait pas dix ans) de ces quelques haltes des retours des vacances à Carolles avec elle. Je m’arrêtais chez Dufour, rue Saint-Nicolas, à Rouen. Clams farcis, poulet vallée d’Auge, ris de veau en croûte et… canard au sang. Me lancer dans la recette ne m’avait pas paru impossible. Sauf que, déjà, il fallait se procurer un canard « étouffé ». Seul mode d’abattage possible pour conserver tout le sang de l’animal. A Granville et dans la région, question de règlements, de normes, personne ne pouvait m’en procurer. Mme Frin, qui tient avec son mari la boucherie-charcuterie-volailles du marché, m’avait bien suggéré d’acheter mon canard vivant et de l’étouffer moi-même. Comme ça !, avait-elle dit, en faisant mine de coincer la tête du volatile sous le bras. Je ne me sentais pas sûr de réussir mon coup. Autre obstacle : la presse à canard. Une imposante presse à vis qui permet de faire rendre son jus à la carcasse, indispensable à la sauce. Impossible d’en trouver une à moins de 1500 €. Je pense qu’on ira au restaurant… D’où l’idée d’Amélie de nous y emmener tous les trois. A Rouen, Dufour avait fermé. L’auberge de la Couronne, place du Vieux-Marché, inscrivait le plat dans ses spécialités. Plus vieille auberge de France, paraît-il, puisqu’elle date de 1345 (il devait y avoir foule aux fenêtres en mai 1431 pour voir brûler Jeanne d’Arc sur la place). Nous avons ignoré l’église construite à la fin des années 1970 par Arretche (une monstruosité architecturale de l’époque). Rien à regretter du déjeuner. La recette était préparée en salle par un maître d’hôtel d’une redoutable habileté. Un véritable ballet entre le tranchage, la confection de la sauce, la cuisson. Et c’était très bon. De quoi se fabriquer de plus récents souvenirs.