Déjeuner avec Marie-Pierre chez Charles Victor, un restaurant de la rue Brézin, à deux pas de la maison. Elle revenait de la Foire internationale du livre de Jérusalem. Je l’écoutais parler de la littérature israëlienne. Je dois avouer que je n’y connais rien. J’ai tout juste lu Aharon Appelfeld, à cause de Valérie Zenatti qui le traduit, et aussi un peu Alon Hilu, parce que j’avais présenté son roman La mort du moine lors d’un débat en 2008. Amoz Oz, enfin, quand même. D’autres ? J’ai beau chercher, je ne sais plus. Je me suis rappellé de L’Élephant et le problème juif, ce texte de la fin des années 1980 écrit par l’écrivain juif américain Hugh Nissenson, ses journaux, en fait. Du procès Eichmann en 1961, aux massacres de Sabra et Chatilah, jusqu’au procès Barbie. Le titre vient de cette blague un peu douloureuse : C’est une classe de zoologie qui doit faire un devoir sur l’éléphant. L’Anglais écrit « La chasse à l’Éléphant », le Français : « La vie amoureuse de l’Éléphant », et le juif : « L’Élephant et le problème juif ». Je suis passé chercher mes affaires pour la fac. Deux heures avec les étudiants. J’avais presque oublié leurs prénoms. Maintenant, je les retrouve. En sortant, j’ai attrapé un taxi dans la rue Monge. Passé prendre Amélie du côté du Châtelet. Nous étions invités à dîner chez Laurence. Venez tôt pour passer un moment avec les filles. Avant que nous nous mettions à table et qu’elles aillent se coucher, j’ai exposé mon projet à Gaïa, dix ans, et Josepha, six ans. Il s’agit d’Alice au Pays des merveilles. Bien avant de se lire Alice se raconte. Je veux la raconter à nouveau, comme la première fois, il y a bien longtemps, sur les bords de l’Isis, une journée d’été. L’idée est d’avancer dans l’histoire et, à chaque mot, à chaque situation où l’on bute, s’arrêter, commenter, expliquer, comparer. Simplement. Très simplement. Ce n’est pas fastidieux, c’est tout le contraire. Je suis persuadé que faire des pauses dans cette incroyable aventure permet d’aider les enfants à y cheminer. A y tracer leur propre itinéraire. Celui qui leur ressemble. Pas question pour autant de « moderniser le texte », de le mettre au goût du jour. Il suffit d’apporter, au fur et à mesure, des références, des images, qui aident à sa compréhension. Des clés, pour ainsi dire. Les exemples sont infinis. Qu’évoque la mare de larmes ? Qui est cette terrible reine de cœur ? Toutes ces digressions prennent part au récit. Ce n’est pas un adulte seul qui peut écrire ce livre en allers retours. Lewis Carroll avait dû adapter sa narration au fur et à mesure des demandes et des interrogations de ses auditrices. Et après ? Et alors ? Et c’est quoi ? Et pourquoi ? Il faut retrouver cet échange, ce partage. J’ai demandé à Gaïa et à Josepha de m’aider. Parce que leur envie d'entendre et de s'approprier l'histoire rejoint celle que j'ai de leur raconter. Nous avons lu les dernières phrases du livre, après que la grande sœur a entendu Alice lui raconter son drôle de rêve. Elle était certaine que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et si simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien rêve du Pays des merveilles. Il y a très longtemps que je porte ce projet. Grâce à elles, il peut se réaliser maintenant.