Emmanuel nous a emmené très tôt jusqu’à la gare de Cannes. Lui non plus n’aime pas les départs. Nous n’avons pas échangé vingt mots pendant le trajet. Il a juste demandé : On vous revoit quand ? Pas su vraiment répondre. Au printemps… ? Nous étions à Paris vers midi. Sempiternels rangements. Les paquets de livres encombraient l’appartement. Je me suis installé, en piles, sur le bureau, tout le travail que je n’ai pas fait. Relu encore une fois Olimpia de Céline Minard. J’admire cette énergie toute théâtrale qu’elle déploie dans ses textes, cognant, saccadé, le rythme de la phrase. Et aussi les arrière-plans mobiles de l’époque et des lieux qui envahissent les pages. J’écrirai le papier demain. Nous sommes allés dîner au J’Go. Christophe nous avait invités pour la nouvelle année. Un vrai gueuleton du Sud-ouest. Assiettes de jambon et de foie gras. Cassoulet. Madiran. Nous sommes repartis enveloppés de contentement douillet et de gratitude. Jerome K. Jerome, dans Trois hommes dans un bateau décrit le sentiment de ce vaporeux bonheur de la sortie de table avec une belle exactitude : Dieu qu’on est bien quand on est plein ! Comme on est en paix avec soi-même et le reste du monde ! Les gens qui s’y sont essayés affirment qu’une conscience légère vous rend content et même heureux, mais un estomac bien lourd peut en faire tout autant – à moindre prix et plus rapidement. On se sent si généreux, si tolérant après un repas substantiel et qui passe bien ! On se sent si noble, si bon ! Quelle étrange domination que celle exercée par nos organes digestifs sur notre intellect ! (…) Nous sommes les véritables et très humbles esclaves de notre estomac. Ne cherchez ni la moralité ni la droiture, chers amis ; surveillez attentivement votre estomac, et alimentez-vous avec soin et discernement. Alors vertu et contentement viendront habiter votre cœur, sans nul effort de votre part ; vous serez un bon citoyen, un époux aimant, un tendre père – un homme pieux et noble. Avant notre souper, Harris, George et moi n’étions pas à prendre avec des pincettes. Après le repas, il s’instaura une paix béate qui rayonnait jusque sur le chien. Nous nous aimions les uns les autres, nous aimions tout le monde. Harris, en se déplaçant, marcha sur les orteils de George. Si c’était arrivé avant le souper, George eût exprimé, concernant le destin de Harris dans ce monde et dans l’autre, des vœux à faire frémir un homme réfléchi. Or il se contenta de dire : « Doucement, vieux, tu as ton pied sur le mien. » Et Harris, au lieu de rétorquer, de son ton le plus désagréable, qu’il était difficile de ne pas trébucher sur un bout quelconque du pied de George, quand on se déplaçait dans un rayon de dix mètres de l’endroit où il était assis, et d’ajouter que George ne pourrait jamais entrer dans une embarcation de taille normale avec des pieds de cette longueur, s’il ne consentait pas à les suspendre par-dessus bord – comme il l’eût fait avant le souper –, lui répondit à présent : « Oh ! je regrette beaucoup, vieux frère. J’espère que je ne t’ai pas fait mal ? » Et George protesta : « Pas du tout, c’est ma faute », et Harris lui soutint que non, que c’était la sienne. C’était gentil tout plein de les entendre.