Jeudi 20 août. 22h45
Par Xavier Houssin le mercredi 9 septembre 2009, 13:05 - Lien permanent
Vincent, un des oncles d’Amélie nous avait offert pour notre mariage et pour les quarante ans de celui de Claire et d’Emmanuel un déjeuner à Monaco, chez Ducasse, au Louis XV. Je craignais un peu le côté souvent ampoulé de ces restaurants chics et étoilés. Mais le service, tout en étant très attentionné, s’est déroulé sans chichis. J’ai été très impressionné par la dextérité du trancheur qui nous a découpé la pintade rôtie. Du grand art. Moi qui fais toujours allègrement une bouillie d’os et de cartilages lorsque je que je me risque à l’exercice. Je ne sais vraiment pas m’y prendre et je m’efforce de confier la tâche à quelqu’un d’autre. Sans grand succès, car chacun trouve toujours un motif pour se défausser. A chaque fois je repense au premier chapitre de Monsieur Bergeret à Paris d’Anatole France.
M. Bergeret était à table et prenait son repas modique du soir; Riquet était couché à ses pieds sur un coussin de tapisserie. Riquet avait l'âme religieuse et rendait à l'homme des honneurs divins. Il tenait son maître pour très bon et très grand. Mais c'est principalement quand il le voyait à table qu'il concevait la grandeur et la bonté souveraines de M. Bergeret. Si toutes les choses de la nourriture lui étaient sensibles et précieuses, les choses de la nourriture humaine lui étaient augustes. Il vénérait la salle à manger comme un temple, la table comme un autel. Durant le repas, il gardait sa place aux pieds du maître, dans le silence et l'immobilité.
-C'est un petit poulet de grain, dit la vieille Angélique en posant le plat sur la table.
-Eh bien! veuillez le découper, dit M. Bergeret, inhabile aux armes, et tout à fait incapable de faire œuvre d'écuyer tranchant.
-Je veux bien, dit Angélique; mais ce n'est pas aux femmes, c'est aux messieurs à découper la volaille.
-Je ne sais pas découper.
-Monsieur devrait savoir.
Ces propos n'étaient point nouveaux; Angélique et son maître les échangeaient chaque fois qu'une volaille rôtie venait sur la table. Et ce n'était pas légèrement, ni certes pour épargner sa peine, que la servante s'obstinait à offrir au maître le couteau à découper, comme un signe de l'honneur qui lui était dû. Parmi les paysans dont elle était sortie et chez les petits bourgeois où elle avait servi, il est de tradition que le soin de découper les pièces appartient au maître. Le respect des traditions était profond dans son âme fidèle. Elle n'approuvait pas que M. Bergeret y manquât, qu'il se déchargeât sur elle d'une fonction magistrale et qu'il n'accomplit pas lui-même son office de table, puisqu'il n'était pas assez grand seigneur pour le confier à un maître d'hôtel, comme font les Brécé, les Bonmont et d'autres à la ville ou à la campagne. Elle savait à quoi l'honneur oblige un bourgeois qui dîne dans sa maison et elle s'efforçait, à chaque occasion, d'y ramener M. Bergeret.
-Le couteau est fraîchement affûté. Monsieur peut bien lever une aile. Ce n'est pas difficile de trouver le joint, quand le poulet est tendre.
-Angélique, veuillez découper cette volaille.
Elle obéit à regret, et alla, un peu confuse, découper le poulet sur un coin du buffet. A l'endroit de la nourriture humaine, elle avait des idées plus exactes mais non moins respectueuses que celles de Riquet.
J’ai découvert ce roman il y maintenant bien trente ans, acheté d’occasion chez Eppe rue de Provence dans l’édition de 1901 chez Calmann-Lévy. J’ai remonté à rebours toute l’Histoire contemporaine (L’Orme du mail, Le Mannequin d’osier, L’Anneau d’améthyste …). Je relis très souvent ces textes. Surtout Monsieur Bergeret. Il y a une telle proximité des sentiments, de nos sentiments secoués par les cahots ordinaires du temps. Comment raison garder ? L’écriture est juste. Tellement juste. A Carolles, sur la commode de la chambre, le livre est ouvert aux dernières pages de ce même chapitre, ce moment où Bergeret qui part s’installer à Paris (il est nommé à l’université) retrouve sa fille et sa sœur qui vont l’y accompagner.
-Papa, c'est vrai que nous allons habiter Paris?
-Le mois prochain, ma fille. Tu en es contente?
-Oui, papa. Mais je serais contente aussi d'habiter la campagne, si j'avais un jardin.
Elle s'arrêta de manger du poulet et dit :
-Papa, je t'admire. Je suis fière de toi. Tu es un grand homme.
-C'est aussi l'avis de Riquet, le petit chien, dit M. Bergeret.
Nous avons passé un repas très gai. Complice. Le chef, Pascal Bardet, nous a dédicacé le menu. Photos, tickets de rien, petits mots griffonnés, notre boîte à trésors commence à être pleine. Dehors, c’était la fournaise. Les lieux où l’on se trouve bien forment d’étanches parenthèses. Pour le reste, Monaco est laid et prétentieux... Nous n’avons pas traîné à rentrer. Après-midi à Grasse. Nous cherchions un cadeau pour Alfred, le bébé de Virginie, la tapissière de Carolles. Nous avons fini par trouver de jolies broderies chez Fragonard. Retour aux Margouillats. Jean-Noël et Astrid, des cousins d’Amélie sont passés nous voir. Suite du carnet rose. Ils attendent leur premier enfant pour la fin de l’année. Je commence à me faire à l’actualité heureuse. Je n’ose pas dire au bonheur. Je suis encore si réticent. Si inquiet. Patou est venu dîner. Il n’a pas tari d’éloges sur notre production potagère. Ces tomates, ces radis, formidaable ! J'avoue, ça fait plaisir…