Au matin, le ciel ne s'est pas levé. Il est resté tout blanc. De longues traînées de brume accrochées aux oliviers. On n'y voyait pas à un mètre. La pluie, dans sa persistance, a fini par tout effacer. Avec Emmanuel, nous sommes allés rendre visite à Olivia et Gideon dans leur maison de Chateauneuf pour un café un peu tardif à cause du changement d'heure. Gideon est horloger. J'avais apporté cette pendulette des années trente qui me vient de Josette France, la veuve de René Blum, dont je m'étais occupé quand je travaillais au service de santé mentale du VIIIe arrondissement. Josette France était une très vieille dame qui débutait un Alzeimher. Elle habitait boulevard Malesherbes, au fond d'une cour, un genre d'atelier d'artiste un peu baroque. Elle avait été actrice et avait vécu une grande histoire d'amour avec René Blum (critique, écrivain, directeur des ballets de Monte-Carlo et frère de Léon...). Une histoire mondaine et littéraire aussi. Leurs amis étaient Roland Dorgelès, Tristan Bérard, Cécile Sorel, Max Ernst, Raoul Dufy, Robert Desnos. Tant et tant... René Blum est mort en déportation. Leur fils unique s'est engagé à la Libération dans la Deuxième DB. Il a été tué quelque part en Allemagne. Plus aucune famille. Plus d'amis et depuis si longtemps. J'allais la voir tous les jours. Je rebrodais avec elle des morceaux de mémoire. Des souvenirs ténus, et des moments d'avant, et de ces moments-là. Nous parlions, nous parlions. Des poètes et des peintres. Il a fallu l'hospitaliser un jour. Plus rien ne tenait à rien. Un mandataire de tutelle à été nommé. Il a décidé de vendre les livres (tellement de livres), les tableaux, les dessins, les bibelots, les souvenirs. J'ai arraché à la mise aux enchères, carton à carton, un legs pour la bibliothèque de l'Arsenal. Le reste est parti en salle des ventes. Je suis passé un jour pour voir le logement vide. Dans un coin, en trois morceaux, j'ai trouvé ce petit réveil carré en métal poli. Je l'ai pris. Josette France est morte, un an et quelques après. Elle n'avait plus personne. C'est moi qui ai organisé ses funérailles. Je me revois au cimetière Montparnasse, tout seul au bord de la fosse. Elle est enterrée pas loin de Pierre Louÿs, une de ses connaissances. Je vais de temps en temps sur sa tombe poser une botte de glaïeuls rouges, ses fleurs préférées. J'ai laissé à Gideon, en puzzle, le cadran, le boitier, les rouages. Ca devrait remarcher... Je l'aurais embrassé. Nous avons tiré doucement la journée près du feu. Milène et Xavier sont passés prendre un verre. J'ai essayé de travailler un peu à la table ronde que je dois animer demain soir à Lyon, à la Villa Gillet. Dehors, la pluie continuait de tomber.