Je suis allé voir John Berger ce matin. Il habite Antony dans un pavillon en meulière, à un quart d'heure du centre, de l'autre côté de la RN20. Il partage son temps entre ce bout de banlieue et un petit village de Haute-Savoie. Nous avons parlé longtemps. Longtemps. Autour d'un café, d'un autre, puis d'un verre de vin. De son livre bien sûr, Un métier idéal. De sa patiente mise en place, de sa construction en reflets. De John Sassall surtout, ce médecin de campagne qu'il avait rencontré dans les années 1950, et dont la voix fait ici sans cesse chorus avec la sienne. Je ne supporte pas que l'on fasse quoi que ce soit près de mes yeux. Je pense que c'est là que je vis. Sous et derrière mes yeux. Cette phrase, John Berger, qui est aussi peintre, aurait pu la prononcer lui même. D'abord, le regard. Ensuite, les mots. Une combinaison de la reconnaissance à peine différée. D'abord. Ensuite... Nous avons évoqué bien d'autres choses. Il s'est trouvé entre nous une vraie connivence. Fondée sur de minuscules moments d'existence qui se répondent. J'ai compris pourquoi La Salamandre, dont il avait écrit le scénario et les dialogues, m'avait à ce point touché, trouvé. Comme s'il y avait une vivante adhérence des arrière plans, des textures. Un écho tout simplement. Nous aurons une belle journée, me dit du fond de la voiture mon compagnon de voyage. Oui ce sera une belle journée répéta tout bas mon coeur en adoration et il tressaillit de douce mélancolie et de joie. Cette phrase d'Heinrich Heine, début d'une plus longue citation, enchâssée dans le film, nous l'avons choisie pour notre faire-part de mariage. Je ne savais pas alors que je verrais John Berger. Amélie est son attachée de presse pour Un métier idéal et pour un autre livre qu'il publie simultanément à L'Olivier, De A à X. Elle lui avait demandé de nous le dédicacer dans la coïncidence des voyelles. Trois jours plus tard, nous recevions de lui un grand dessin. Notre premier cadeau en quelque sorte. Voilà, c'est cela. Avec Amélie je retrouve ma vie, la première, celle des émotions et des vocations, telle que je m'en suis éloigné il y a si longtemps. Lorsque nous nous sommes dit au-revoir, John Berger m'a dit : On se tutoie, non? C'est mieux de le faire avant la prochaine fois. Je suis reparti soulevé d'allégresse légère. Repris la ligne de Sceaux. Croix de Berny, Bourg-la-Reine, Bagneux, Gentilly. Des noms à remonter en très lointain passé. J'ai passé tant d'années à oublier. A ne pas faire attention. J'ai retrouvé Amélie au Wepler où elle déjeunait avec Martin, puis je suis parti au Salon du livre. Je voulais y être de bonne heure pour ne pas avoir à faire la queue à l'entrée de l'inauguration. Les stands n'étaient pas encore complètement installés. Je me suis baladé dans les travées encore presque vides. Croisé Christelle, Laurence. Rejoint Pascale chez Buchet où les libraires, Florence, Nathalie et Jérôme, mettaient une dernière main à l'agencement des tables. Encore un tour au calme avant l'heure de l'ouverture. Embrassé Brigitte, Agnès. Entr'aperçu Laurent dont la nouvelle traduction d'Alice sort bientôt au Livre de poche. Et puis, comme tous les ans, a commencé cette errance ballottée au hasard de la foule et des rencontres. Un verre, quelques mots, des embrassades. On se perd, on se retrouve. J'ai récupéré Amélie sur le tard. Nous avons continué ensemble nos divagations sur le salon. Nous sommes partis bien après la fermeture. Je tirais un peu des bords, fatigué de piétinements et de vin blanc. Nous sommes allés dîner tout près, rue de la Croix-Nivert, dans le restaurant libanais où nous étions allés, tiens l'année dernière...