Au-dessus du grand crucifix de l’étude Saint-Louis, l’étude des petits, au collège Saint-Vincent où j’aurai passé huit ans de ma vie, de la sixième à la terminale, il était écrit en lettres noires : Le temps perdu ne se rattrape jamais. C’est en sixième que ma rêverie d’enfant a commencé à s’épaissir de blanc sali, à s’ennuager de gris. Je ne vagabondais plus comme avant, je me figeais d’attente. Je lisais la menaçante devise, et au lieu qu’elle me replonge dans mon Gaffiot et ma grammaire latine, elle m’hypnotisait et je restais perdu, hagard, laissant le temps, justement, tomber en fine poussière jusqu’à ce qu’il me recouvre. M’ensevelisse. J’ai gâché mon latin et mes années d’études. Cette vilaine aboulie, a grandi avec moi. A chaque fois que je veux en arracher quelque chose, il me faut plus d’effort et de peine qu’à quiconque. Pour le reste j’ai appris à sauver les apparences. J’ai fait mienne la petite phrase d’Alice, celle qui lui permet d’avancer bravement dans l’étrange pays qu’elle découvre au fond du terrier du lapin blanc. Comme elle je Let’s pretend. Je fais semblant. Il y a plus d’un mois que je n’ai rien écrit dans ce journal. Que je n’ai rien écrit du tout d’ailleurs. Sauf quelques papiers pour Le Monde et le sempiternel dossier de presse du festival du livre de Nice. J’ai passé une grosse semaine à Paris. J’avais deux séances prévues chez le dentiste. J’en ai profité pour m’organiser des rendez-vous, quelques déjeuners. Avec Claudine chez Fernand, Jeanne au Tournon, Diane dans un bistrot de la Butte-aux-cailles, Myriam chez Marcello, le bizarre italien qui s’est ouvert en place de La petite cour, rue Mabillon. Pris un verre avec Pascale. Avec Floryse pour faire le point sur la sélection du prix Pagnol. Retrouvé Raphaëlle à l’Alouette avec mes propositions de chroniques. Nous avons dîné avec Marie au Récamier. Passé une soirée chez François Marchand. Vu Brigitte et Christian. Je suis allé à la Maison des polytechniciens où Michel Bernard recevait un prix de la Fondation de France pour Le bon cœur. J’en oublie. C’était il y a un mois. J’ai l’impression que tout cela est maintenant très loin. Je suis rentré à Carolles en traînant un peu des pieds. En fait, je n’aime jamais partir. Et puis j’avais trouvé le printemps très doux à Paris. Je l’ai retrouvé ici un peu plus neuf. La floraison des camélias se termine. Les uns après les autres, les rhododendrons font leurs bouquets. Les premières roses commencent à s’ouvrir. Amélie était en vacances jusque hier. Nous sommes restés au calme, au tendre, au près, pendant tous ces jours. J’ai travaillé au jardin. Désherbé, dégagé les grimpants, nettoyé le pied des arbres, traité les rosiers, planté des heuchères, des alysses mauves, des petits fuchsias dans les jardinières, des aromatiques dans les bacs de la terrasse. Il me reste à défricher deux grandes plates-bandes, mais je dois attendre avant de m’y mettre que les feuillages des narcisses commencent à faner. Cela fait douze ans, dans la nuit du 29 au 30 avril, que Maman est morte. Je l’avais enterrée le 4 mai sous un grand soleil. Cette année aussi, il faisait beau. Je ne suis pas allé au cimetière. Je sais que la tombe est dans un vilain état. Le monument penche. Il est envahi de lichens noirs qui s’insinuent dans la gravure des noms. Il faudrait faire venir le marbrier. Je n’ai pas d’argent. J’ai rangé mon bureau hier. Je ne pouvais plus m’y installer tant il était encombré. Je me remets à écrire. J’ai promis à Isabelle de lui adresser mes pages. On s’était vus à Paris. Tu as besoin d’aide. Tu ne peux pas rester comme ça. Alors j’ai promis. Je vais le faire. Elle m’a prévenu : Je ne te lâcherai pas !