J’ai travaillé toute la journée sur la chronologie de Bruno Durocher, le tome « Album » de l’Œuvre complète. Remonter ses années de vie est un parcours d’embûches, de fausses pistes, de chausse-trapes. Les cartes ont été battues, les dés pipés, pour faire de sa naissance et de toute son existence une absolue fiction que le tragique et l'horreur des camps vont faire entrer brutalement dans le réel. Je suis né le 4 mai 1919 à Cracovie de Selma Kraszecka et de Bronisław Kamiński qui n’ont jamais existé, écrit-il. Grâce à Jagoda Bodzinska, une jeune universitaire polonaise nous avons pu débrouiller l’aventure de ses origines. Il est bien né à Cracovie, à l’hôpital de la rue Kopernika. Et baptisé Bronisław (comme son père imaginaire) à la paroisse Saint-Nicolas le 11 mai 1919. Sur l’acte de baptême, rédigé en latin, apparaissent les noms du père et de la mère mais aussi ceux des parents du père (Jozef Kamiński et Waleria Rogowska) et ceux des parents de la mère (Jan Kraszecka et Maria Rogosz). Les parrain et marraine s’appellent Franciskek Lauer (on précise qu’il est conducteur de trains) et Helena Włodarska. Mais aucune recherche dans les archives de Cracovie ne permet de retrouver les traces de quiconque. Il s’agit d’une complète invention. L’Etat-civil recopiera pourtant tel quel le certificat de baptême fabriquant ainsi une identité de fiction. Grâce à ses relations, sa mère, qui se nomme en fait Zelma Glückstein, est parvenue à imposer ce subterfuge. Kamiński est un nom connu et respecté en Pologne. Le but est de soustraire l’enfant à sa famille paternelle (son véritable père, dont il ne connaîtra jamais qu’un portrait, pourrait être un officier de la noblesse autrichienne tué aux derniers jours de la Grande Guerre) et de le protéger aussi et surtout de l’antisémitisme qui règne dans le pays. Selma/Zelma est juive. Elle est la fille de Joachim Glückstein, veuf, minotier, né à Zarnoviec en 1850. Elle a été élevée dans un judaïsme très ouvert et ne pratique pas du tout. Elle est médecin, comme son frère aîné Arnold et sa sœur Róza. La mère et l’enfant habitent, en famille, au 7 Marii Konapwickiej, à la lisière du quartier juif tout près de la Vistule et en face du château de Wawel. Bruno Durocher restera ignorant des détails de la fable inventée par sa mère. Il n'en apprendra les premières bribes que vers l’âge de 13 ans par sa tante Róza. Toute sa famille ayant disparu dans la Shoah, le mystère de ses origines le hantera toute sa vie. Il se refusera à faire des recherches sur son véritable père. J’ai trop peur, dira-t-il, de trouver des nazis chez ces gens-là... Nicole espérait pouvoir déposer la demande de subvention pour le volume à la prochaine commission du CNL. Mais j’ai peur que ce soit très difficile. Le dossier doit être bouclé pour le 20 février. Elle a encore à faire tout un choix de photographies, de lettres, de documents divers, et ma chronologie me semble encore bien approximative pour certaines années d’après-guerre. Elle veut aussi présenter mon recueil L’herbier des rayons à cette commission. Là, la maquette est faite. Certes, il faut de nouvelles photos pour les planches et j’ai encore deux ou trois doutes à lever pour l’identification des plantes. Mais c’est une autre histoire…