Je suis à Carolles depuis une semaine. Je ne bouge plus. Je consacre mes journées à une petite chienne de trois mois. Mon cadeau d’anniversaire ou de Noël. Ou mes étrennes. Ou quelque chose comme ça. J’en avais envie depuis très longtemps. Mais ce n’était pas raisonnable. Ca ne l’est toujours pas. C’est un clumber spaniel. Tant qu’à se décider, je ne voulais pas le chien de n’importe qui. On raconte que le duc de Noailles en émigrant en Angleterre au moment de la révolution avait emmené avec lui sa meute d’épagneuls dont il avait fini par faire cadeau au duc de Newcastle pour sa propriété de Clumber Park dans le Nottinghamshire. Ce dernier, ou plutôt son garde-chasse, a créé la race telle qu’elle existe maintenant. Le prince Albert, l’époux de la reine Victoria aimait beaucoup ces chiens. Son petit-fils, le roi George V, plus encore, paraît-il. Je me voyais déjà aller chercher l’animal en Grande-Bretagne. Mais nous avons fini par trouver un élevage en France, à Achères-la-Forêt, près de Fontainebleau, où il venait justement d’y avoir une portée. Nous y sommes allés le 7 novembre. Les chiots avaient juste un mois. Parmi eux une toute petite boule de poils à l’air grognon, avec des taches marron autour des yeux et sur les oreilles : c’était elle. Je l’ai appelée La Harpe, parce que (ça tombait bien), la Société centrale canine avait décrété que c’était l’année des L. Je doute qu’il y en existe un autre chien à qui on ait donné le même nom. Là où il est, Jean-François de la Harpe, mon vieux compagnon littéraire du XVIIIe siècle, n’a pas dû trouver cela sacrilège. Le premier pas suffit, tout en dépend peut-être,/ Et le point important est d’approcher du maître. J’ai pensé à ces deux vers du tout début de Mélanie. Nous avons été la chercher le 11 janvier. J’étais venu à Paris en voiture pour l’occasion. Amélie a fait quelques photos, puis je l’ai déposée à la gare de Fontainebleau. Alors a commencé le voyage. Quatre cent cinquante kilomètres jusqu’à Carolles. J’avais installé ma petite passagère dans un panier en tissu sur le siège avant. Elle a dormi tout le temps. Pas vraiment contente de mes rares haltes qui la dérangeaient dans son sommeil. A la maison, elle a dormi encore, à peine arrivée, après avoir juste chipoté quelques croquettes. Elle a pris possession de sa caisse, fabriquée spécialement pour elle par Emmanuel, dans laquelle j'avais glissé le panier offert par Martine, Jean-Pascal et Agathe. Nous nous sommes domestiqués très vite tous les deux. Je quitte tôt mes appartements le matin (toute la partie de la maison où se trouvent les chambres et le couloir aux animaux empaillés lui est formellement interdite). Elle m’attend derrière la porte et me fait, à chaque fois, une incroyable fête. Deux balades par jour. Jusqu’à la plage, dans les sentiers, sur la falaise. Je l’efforce de lui inculquer les bonnes manières. Avec plus ou moins de bonheur. Il va falloir être patient. Amélie m’a rejoint le week-end dernier. Elle était accompagnée de Gabrielle. La dernière fois qu’elle était venue, elle avait deux ans et demi. C’était en septembre 2013. Autant dire il y a des siècles. Je ne me souviens plus de rien ici, disait-elle désolée en furetant dans les pièces. Mais elle s’est vite réacclimatée. A retrouvé ses marques. La maison, elle, ne l’avait pas oubliée. Nous avons passé deux jours très joyeux. Bien sûr, elle va revenir Gabrielle, ai-je dit à La Harpe comme nous rentrions tous les deux de la gare. Elle était pelotonnée contre moi dans la voiture. Un, deux, trois... Un, deux... Un... Un... compte le coeur de la chienne endormie, écrit Colette. Elle a remué ses pattes. Poussé un petit grognement. Qui sait ce qu’elle comprend.