Une fois de plus, j’ai laissé filer les moments. Tout un mois. Cela revient comme une maladie chronique. Impossible à nouveau d’écrire une ligne. C’est drôle, jeudi dernier, comme nous allions prendre le train à Montparnasse, je me suis aperçu que je n’avais plus ma bague à l’annulaire. J’ai pensé qu’elle avait glissé avec le froid. J’ai fouillé frénétiquement mes poches, fait quelques pas à rebours dans le hall, dans une espèce de panique hagarde. A quoi bon ? Elle était perdue. J’ai pensé à celui qui la trouverait et pour qui elle ne représenterait rien. Je l’avais fait faire chez Mazet, rue du Bac, en 1995. Pour mes quarante ans. Sur la très fine alliance de mon grand-père Joseph (qui avait été aussi celle de mon si rapide mariage avec Dominique), j’avais demandé à ce qu’on monte une intaille noire, creusée d’une tête de Polichinelle que Bernadette m’avait trouvée, autrefois, dans le fouillis d’une minuscule boutique de bijoux qui existe encore, au début de la rue Saint-André-des-Arts. La bague était le cadeau que je m’offrais à moi-même, pour mon anniversaire. A l’intérieur de l’anneau, j’avais voulu graver la « devise » d’Apelle : Nulla dies sine linea. A l’époque, je travaillais à Point de Vue. J’avais écrit La mer intérieure, un livre embrouillé, sur ma rencontre avec La Harpe et qui deviendrait plus tard Le premier pas suffit et aussi Montée des cendres. J’aspirais à une autre vie. J’y croyais. Je l’attendais. J’avais pensé que cet anneau me ferait comme un talisman. J’en étais étrangement sûr. Je l’ai toujours gardé au doigt. En m’installant dans le wagon encore tout désemparé de la perte, je m’étais rappelé le lundi d’avant où j’étais allé chez Célia Houdart pour son portrait dans Le Monde. Nous avions longtemps parlé. De Gil, son troublant dernier roman sur la vocation inquiète d’un jeune musicien qui décide d’abandonner l’apprentissage du piano pour se consacrer au chant. De son goût des détails. De sa lente maturation vers l’écriture. De ses souvenirs de petite fille au bord de l’eau. De ses parents marionnettistes. Et de poésie. Elle était allée me chercher dans sa bibliothèque la mince plaquette d’une pièce sonore qu’elle avait réalisée en résidence au parc Jean-Jacques-Rousseau d’Ermenonville l’été dernier. Mes souvenirs de l’endroit remontent à l’enfance. Aux longues promenades avec ma mère autour du lac. Nous marchions. Je regardais le tombeau sur l’île des peupliers, vide depuis que la Convention avait décidé en 1794 d’enfermer le cercueil de Rousseau dans la crypte du Panthéon. À côté de Voltaire. Je suis revenu tant de fois par là-bas. J’y suis si souvent en pensée maintenant que je n’y vais plus, égrenant à mi-voix, pour moi seul, la litanie des villages alentour : Pontarmé, Plailly, Mortefontaine, Chaalis. Le recueil de textes de Célia Houdart s’appelait Nulla dies. Minuscule boucle du sort. J’avais agrippé ma bague et en pensant à Nerval, j’en avais tourné le chaton vers l’intérieur, serré fort le doigt sur la pierre. Pour marquer l’instant. J’ai l’impression que ma vie ne tient qu’aux fils presque invisibles de ces coïncidences nécessaires. Etrangement indispensables. Elles maillent mon existence. Le plus souvent je les laisse passer. Je n’arrive pas à les retenir. Je reste imbécile. Mais je sais qu’elles me guident vers où je dois aller. Nous sommes arrivés à Carolles à la nuit. Nous avons ouvert nos bagages. Comme je fourrageais pour sortir les affaires, j’ai entendu un petit tintement. C’était la bague. Elle avait glissé comme je faisais la valise au départ. Je l’ai remise au doigt. Nulla dies sine linea. Je n’ai rien écrit depuis la mi-décembre. Nous avons passé les jours de Noël à Magagnosc. Une parenthèse calme avec des déjeuners, des dîners, chez les oncles et les tantes. Des conversations de rien avec des cousins, des histoires du passé. Il faisait beau. Nous sommes retournés au « 12 », la maison des grands-parents d’Amélie, récupérer encore, dans ces caisses abandonnées, quelques livres, un peu de vaisselle. On n'y trouve plus à présent que des liasses de correspondance familiale et tout un bric-à-brac sentimental. Qui en voudra ? J’ai ramassé au sol un grand couvercle de coffret, en bois clair, avec deux M entrelacés. Personne ne sait plus à qui correspondent ces initiales. Emmanuel m’en a fait la couverture du lourd dossier qui contient désormais mon Herbier des rayons. « L’objet » est fini. J’ai envoyé les textes et les photos chez Belin. Et j’attends. Marie est venue à Carolles pour la fin d’année. Nous avons réveillonné avec Martine, Agathe et Jean-Pascal. Saint-Jacques crues marinées en coquille, pigeons farcis au foie gras. Là-bas, j’ai attrapé aussi une sale bronchite. Je toussais, j’étouffais. A tel point qu’à un dîner chez Claudine et Patrick, j’ai perdu complètement connaissance à table. Je suis tombé de ma chaise. Suffoqué. Il paraît que j’étais devenu violet. Je me suis à moitié assommé aussi sur le carrelage. J’ai entendu, comme dans un rêve, Amélie me crier de me réveiller et j’ai rouvert les yeux sur son visage inquiet. Partir, au fond, ce n’est difficile que pour les autres. Ceux qui restent. Je me suis relevé. J’allais bien malgré la grosse bosse que je sentais gonfler sur ma tempe. Je crois quand même que je vais rentrer. J’avais juste fichu la soirée en l’air. Mais non, penses-tu… Le médecin de Carolles n’a pas été très effrayé (et tant mieux…) par mon récit d’arrêt respiratoire. Je me suis soigné aux antibiotiques et à la cortisone. Nulla dies sine linea. Comme les jours sont comptés. A Paris, j’ai revu Christophe Mory. Je l’avais appelé, maintenant qu’il est à la tête de la Librairie théâtrale, pour savoir si des publications étaient prévues pour le 200ème anniversaire de la naissance de Labiche. Je voulais en parler dans ma chronique de Next. Hum. Je n’ai pas été très surpris que Non, rien, enfin aucune réédition. Nous avons déjeuné dans un assez médiocre italien de la rue de Gramont. Parlé de nos projets et aussi des années qui passent. Des amis que nous avons connus ensemble. Il m’a donné des nouvelles d’Hélène qui est en traitement pour un vilain cancer à l’hôpital des Peupliers. Je l’avais connue dans les années 1990. Elle était alors attachée de presse chez Pygmalion, maltraitée par les Watelet qui la faisaient travailler sans aucun horaire et la payaient chichement. J’avais même découvert un jour qu’elle réglait de ses propres deniers les notes des déjeuners avec les journalistes. Pygmalion a été racheté par Flammarion. Elle a été mise à la porte, dans des conditions disons pas très « élégantes », quelques années plus tard. Pas drôle la vie d’Hélène. Son enfance, si j’ai bien compris a été dévastée. Elle est seule. Il lui reste juste une vieille mère cyclo-tyrannique dont elle doit s’occuper. Son seul amour, l’écrivain Michel Hérubel, auteur normand de romans maritimes et de récits de batailles, est mort en 2003 à soixante-quinze ans, sans qu’ils aient jamais pu vivre vraiment ensemble. Mais elle a toujours conservé, incroyablement, un optimisme rieur et une enthousiaste tendresse pour le monde. Je suis allé la voir aux Peupliers. Sa toute petite chambre est sans cesse envahie par les visites bruyantes de sa voisine, une grosse dame kabyle. Mais tout va bien, dit-elle. Ici, ils sont si gentils. Et tu sais, ils me permettent même de descendre fumer. Tu m’accompagnes ? Nous sommes restés un moment à discuter, de tout, de rien, dans le froid, à l’entrée de l’hôpital, pendant qu’elle tirait sur sa Gitane. J’ai été lui acheter la presse au kiosque de la place de l’Abbé-Hénocque et puis des quiches à la boulangerie (elle ne se plaint que de la nourriture, immonde, immangeable). La semaine prochaine elle sera à Cochin pour de nouvelles séances de chimiothérapie. Je te téléphonerai. J’irai te voir après. Nous, vendredi, nous partons à Naples.