Je crois n’avoir jamais interrompu aussi longtemps ce journal. Enfin, je ne sais plus. J’ai été incapable d’écrire une seule ligne pendant les neuf derniers mois. Rien à faire. Je suis juste parvenu à rédiger mes papiers pour Le Monde, ma chronique à Next. Mais, mon Dieu, que c’était difficile. Acédie… Le mot m’est revenu plusieurs fois comme je me débattais dans cette impossibilité à faire. D’où m’est arrivée cette maladie de l’âme, de ce lourd péché de tristesse, de doute, d’ennui, d’indifférence qui m’a fait perdre la foi et la confiance ? Chaque jour, jusqu’à si peu encore, me pesait davantage. Mais quelque chose a réapparu. Impossible à saisir encore. Comme une goutte bleue dans un océan noir. Qui gagne. La semaine dernière, nous sommes allés chercher Camille à Malvern, son collège anglais dans le Worcestershire. Elle y était entrée le mardi d’après Pâques. Nous ne l’avions vue, juste avant son départ, qu’une seule journée au Mexique où nous sommes restés deux semaines pour garder Victoria, Valentine et Apolline. Pendant que Virginie et Marcus étaient au Pérou sur le « chemin des Incas »... Ce séjour en Angleterre, elle le désirait et le redoutait tout ensemble. Les débuts ont été difficiles : elle pleurait chaque jour, demandait à rentrer. Mais tout s’est arrangé. Après la cérémonie de fin d’année dans le gymnase de l’école, elle n’en finissait plus d’embrasser ses amies, promettant de revenir à la rentrée prochaine. J’ai demandé à Papa, leur disait-elle. Il est d’accord… J’ai souri. A cause de la petite prophétie que j’avais risquée dans une des premières lettres que je lui avais envoyées là-bas. Tu es triste aujourd’hui, alors que tu viens d’arriver. Crois-moi, tu seras tout aussi triste au moment de partir. Tu verras… Comme je me sens vieux de savoir ces choses. Dernières étreintes un peu humides. Elle a troqué son uniforme de collégienne (blazer bleu, pull vert – anglais, évidemment -, chemisier blanc, jupe écossaise bleue et verte) contre un jean et un sweet shirt et nous avons chargé ses valises dans la voiture de location. L’avion du retour était le lendemain soir à Heatrow. Le temps est resté menaçant, mais il n’a (presque) pas plu, ce qui nous a permis, en route, une promenade dans les quelques trois hectares de Waterperry gardens. Collections de roses et de vivaces, impressionnants mixed-borders. Mais surtout, j’avais réservé pour la nuit dans un B&B à Ewelme, le minuscule village de l’Oxfordshire où Jerome K. Jerome a passé les dernières années de sa vie et où il est enterré. Depuis le temps que je voulais faire ce pèlerinage littéraire. Je suis resté un long moment, au couchant, dans le petit cimetière pendant qu’Amélie et Camille se baladaient alentour. J’ai glissé dans ma vieille édition Nelson de Trois hommes dans un bateau quelques feuilles du cyprès qui ombrage la tombe et j’ai recueilli une plantule d’un très vieil érable sycomore qui se dressait tout près. C’est de là que je reviens aujourd’hui. De là que se dissipe doucement cette lourde tristesse qui m’a si longtemps envahi. Je retournerai à Ewelme quand mon livre sera enfin fini. Plus tard. Pour dire merci.