A l’ombre bleue du figuier/ Passent passent les étés/ A l’ombre bleue du figuier/ Passent passent ils sont passés. Ma mère aimait cette chanson de Jean Ferrat du début des années 1970. C’est un peu à cause de cette ritournelle mélancolique qu’elle avait fait planter le figuier à l’angle de la terrasse, après les travaux d’agrandissement de la maison. C’est le mari de Mme Bassard, César, qui s’en était chargé. César Bassard est mort peu après, des suites d’une chute de vélo. ll descendait la côte de Carolles, encombré d’outils en équilibre, râteau, pelle, cisailles, pour aller entretenir je ne sais quel jardin. Le figuier a grandi. Ses racines ont envahi le terrain tout autour et il ne cesse d’année en année de pousser de nouvelles branches. Les jours chauds, Maman tirait sa chaise longue sous le feuillage. On est bien ici, disait elle. Fin août, début septembre, elle guettait les figues. Elle en faisait des confitures, des tartes. Maintenant, j’en ramasse juste quelques unes. Je laisse toutes les autres aux étourneaux. Oui, Passent passent les étés. Celui-ci encore est parti vite. Sans rien pour le retenir. Je l’ai laissé filer. A Magagnosc, nous avons retrouvé Claire et Emmanuel, Virginie et Marcus, et les petites au complet. Toutes les quatre. Je craignais de devoir « apprivoiser » doucement Apolline qui ne m’avait pas vu depuis son baptême, mais ça a été tout seul. Nous avons refait connaissance tous les deux assis par terre dans le salon autour de sa nouvelle paire de sandalettes lilas qu’elle enfilait, qu’elle enlevait, qu’elle mettait encore et encore pour mieux obstinément la retirer à chaque fois. Tu veux que je t’aide ? Je me suis souvenu de Valentine au même âge. Je ne l’avais pas non plus revue, à l’époque, depuis que nous étions allés la garder bébé à Mexico. C’était aussi aux Margouillats. Elle avait découvert le placard à chaussures et avait entassé toutes les paires pour les ranger ensuite avec application. Et elle répétait zapatos, zapatos. C’est curieux cette passion pour les chaussures… Nous nous sommes laissés porter là-bas au rythme des filles. Jeux d’eau dans la piscine, cornets de glace et diabolos grenadine dans Grasse, parties de « Chat fou » et de « Jungle speed ». Cocagne aussi. Claire nous a régalés avec des salades niçoises, de la ratatouille, de la soupe au pistou. Emmanuel avait préparé ses anchois à l’huile et tranchait le San Daniele en veux-tu en voilà. A la moindre occasion, Marcus sortait de sa cave de grands bordeaux et grands bourgognes. Une après-midi, nous sommes allés faire une longue balade dans la montagne à Courmes avec Virginie, Marcus et les trois grandes. Je marchais bon dernier, tout essoufflé, faisant sans cesse des pauses dans la pente. J’ai entendu Victoria dire à ses sœurs : Xavier, ce n’est pas qu’il fatigue à monter, mais il réfléchit, il regarde partout, il observe. Ils sont tous partis continuer leurs vacances dans leur châlet de Veyriers puis à l’Île de Ré chez les parents de Virginie. Nous sommes restés quelques jours encore avec Claire et Emmanuel. Au printemps 2009, j’avais découvert le « 12 », la maison de famille du 12 boulevard Thiers à Grasse. Dans cette très grande bâtisse XIXe, Toinon, une des tantes d’Amélie et Patou, un de ses oncles, occupaient chacun un appartement. Un autre était vide. Restait enfin celui où avaient vécu les grands-parents d’Amélie. Tout y était demeuré intact. Les meubles, les bibelots, les portraits. Cela semblait toujours habité. Le passé s’y conjuguait étrangement au présent. C’était paisible et troublant. J’avais été impressionné, surtout profondément ému. L’an dernier, au terme d’histoires de succession et de partage, le logement avait fini par échoir à un cousin d’Amélie dont la femme ne voulait pas s’encombrer de « toute cette vieillerie ». Il fallait faire place nette. Les souvenirs, les objets, s’étaient retrouvés dispersés sans état d’âme en quelques semaines. Un désastre. Ce qui n’était pas parti avait été remisé au dernier étage de la maison dans des cartons. Personne n’y avait touché depuis. Toinon a laissé les clés à Amélie pour qu’elle récupère là-haut quelques bricoles. Nous avons passé une bonne heure dans ce bric-à-brac sentimental. Ramené un peu de vaisselle, des livres, des trois fois rien de fond de tiroir : de vrais trésors pour Amélie. Elle n’en a rien dit ou peu. Doucement bouleversée. De l’âme d’autrefois revient se nicher dans nos vies. Le lendemain j’ai demandé à Emmanuel de nous accompagner au cimetière de Grasse sur la tombe de ses parents. Nous sommes rentrés à Carolles, en passant juste une nuit à Paris. Comme ce mois d’août m’a semblé court. Je devais reprendre mon livre, mais un pesant découragement m’a empêché d’avancer. J’ai passé des heures blanches à remâcher mes mots. Rien à faire, rien à faire. Tu ne peux pas continuer comme ça, m’a dit Amélie. J’ai fini par tout mettre de côté. Nous avons travaillé au jardin. Tous les jours. Désherbé, taillé. Fait recouvrir la cour et les allées de gravier de granit blond. Posé de lourdes pierres en bordure. Je me suis efforcé d’oublier le livre. De repousser l’inquiétude. Martine, Agathe et Jean-Pascal étaient de retour de leurs deux semaines dans les Alpilles. On s’est pas mal vus, content de se retrouver. Continué les récoltes de haricots aux Fontenelles. Planté de nouvelles salades. Semé de l’arroche, de gros radis, de la moutarde, de la mâche. Georgette prodiguait ses conseils. Ces graines-là, il ne faut pas les enfouir, juste tasser la terre au râteau ! Elle s’efforçait de paraître enjouée, mais dissimulait mal sa lassitude. Une grande fatigue prenait le dessus. Il faisait trop chaud, trop lourd. Ou bien elle avait froid. Elle laissait s’échapper des A quoi bon ? qui en disaient long. Amélie lui confectionnait des gratins, des flans, des gâteaux. On variait les courses au marché. Tu veux du jambon à l’os, de la sole, des fraises ? Et si on essayait à nouveau des huîtres ? - Je ne sais plus ce dont j’ai envie... Nous avons fait table ouverte à la maison et nous sommes allés aussi chez les uns, chez les autres. Des déjeuners, des dîners, des verres. Chez Monique et Jean-Marie, chez Norbert et Annick, chez Noëlle… J’en oublie. J’oublie tant de choses. Je n’ai pas travaillé. J’ai envoyé des lettres aux gamines. Une à chacune tous les jours. Aux quatre Mexicaines et puis à Gabrielle. Gommettes et découpages, devinettes, rébus et petites histoires simples. Joëlle et Bernard sont venus passer quelques jours avec nous. Marie, une semaine. Je l’ai accompagnée à Cherbourg où elle voulait finir ses vacances. Elle n’y était pas retournée, je crois, depuis ses années aux Beaux-Arts. Elle voulait y retrouver quelque chose de sa jeunesse. Oh, cela paraît idiot d’écrire cela : elle a vingt-neuf ans cette année. Mais je comprends que cela lui paraisse loin. J’avais le même âge qu’elle aujourd’hui à sa naissance, en 1984. Nous avons fêté son anniversaire sur la route, au P’tit bourg, un restaurant des Pieux au sujet duquel Amélie avait lu une belle critique dans je ne sais plus quelle revue gastronomique. De fait, c’était vraiment très bien. Amélie n’était pas avec nous. Elle venait de repartir à Paris. Lors de notre prochaine virée vers le nord du département, je l’emmènerai à-bas goûter le saumon confit à l’encre de seiche et la pintade au foie gras, girolles et lard séché. Voilà que reviennent ces départs du lundi matin tôt à la gare de Granville. La nuit dure maintenant bien après mon retour à la maison. Et je ne fais rien de ce temps tout seul, sinon ressasser cette impossibilité d’écrire seulement deux pages de mon malheureux livre. J’ai rédigé ma chronique de septembre pour Next. Quelques papiers aussi. Sur le premier roman de Sophie van der Linden, La fabrique du monde chez Buchet. Sur le dernier Sylvie Germain, Petites scènes capitales. Sur Living de Martín Caparrós, une fable triste et cynique sur l’Argentine des dernières décennies. Et puis, il y a eu l’accident d’Arnaud, le fils aîné de Séverine. Il était chez ses grands-parents, dans le Gers. Avec son frère Thomas et un gamin du coin un peu plus âgé, ils jouaient dans la propriété. Ils s’étaient retrouvés à taper le tronc des arbres avec une longue tige de fer, genre piquet ou tuteur. Elle était très rouillée. A un moment, sous le choc, la pointe s’est détachée et est venue frapper Arnaud à l’œil droit. Il a été opéré à Toulouse. Il va falloir attendre un an pour savoir s’il pourra récupérer sa vision en entier. Il a sept ans. Je lui ai écrit à l’hôpital, des bêtises pour le distraire, et je lui ai lu, enregistré sur mon téléphone portable, chapitre par chapitre, Charlie et la Chocolaterie de Roald Dahl. Il est rentré à Londres ces jours-ci pour tenter la rentrée des classes. Mais le voyage a été éprouvant. Les médecins du centre hospitalier avaient assuré à Séverine qu’il pouvait sans risques prendre l’avion. Mais, pendant la montée en altitude, à cause de la pression, le petit s’est mis à hurler de douleur. Les urgences ophtalmo de Londres ont constaté la rupture d’une poche à l’arrière de l’œil. La rétine a résisté. Heureusement. Dangereux imbéciles. Ils ne pouvaient pas recommander, par prudence, de prendre le train ? Nous verrons peut être Arnaud bientôt. Je fais pour Next, à l’occasion de la sortie de son livre chez Gallimard, un portrait d’Alexis Turner, le fondateur de London Taxidermy, grand spécialiste des animaux naturalisés et des objets d’histoire naturelle. Amélie m’accompagne. Ce sera l’occasion d’aller embrasser ce petit bonhomme. Manuel Carcassonne qui a remplacé Jean-Marc à la tête de Stock m’a appelé. Il veut me voir. Me parler de mon livre. Nous avons pris rendez-vous pour dans quinze jours. Il va bien falloir que je lui dise que j’en suis toujours au même point.