J’ai commencé par prendre du retard, entassant mes notes pour plus tard, puis j’ai jeté tous ces petits bouts de papier, me sentant incapable de reprendre le temps là où je l’avais laissé. Plus de trois mois que je n’ai pas écrit une seule ligne dans mon journal. Je me suis efforcé pourtant, à de nombreuses reprises, mais à peine je commençais à rassembler les moments que tout s’effondrait. Je glissais aux parois d’un profond entonnoir, happé par le fond. Une seule solution pour ne pas se laisser emporter dans la chute : ne plus bouger. Ne plus bouger du tout. Je suis resté si longtemps immobile. Pris dans la terreur du moindre mouvement. Qu’est-ce donc qui change aujourd’hui ? Je ne sais pas. Je me remets en marche, voilà tout. Hier soir, j’ai été chercher Amélie à son bureau, place Paul-Painlevé. Nous sommes allés au cinéma. Là aussi, cela faisait un moment. Ils passaient La grande illusion au Champo. Une copie restaurée à partir d’un négatif retrouvé à la cinémathèque de Toulouse. J’en avais parlé le matin avec les étudiants. Ca ne leur évoquait pas grand chose. La première fois que j’avais vu ce film, c’était justement à Censier, pendant ma première année de Lettres modernes (je n’en ai jamais fait de deuxième…). J’avais pris une U.V. sur le cinéma de Jean Renoir, sans doute la seule que j’ai jamais validée. J’ai détesté mon passage à la fac. Jongler avec des emplois du temps impossibles, cavaler d’une salle à une autre, s’entasser dans des amphis bondés pour entendre pontifier sur Genette, la narratologie, la transtextualité… J’y pense à chaque fois que j’entre en cours. J’aime bien mes étudiants aussi à cause de cela : je les trouve courageux. La dernière scène de La grande illusion m’est toujours restée en mémoire. Ce moment où Gabin et Dalio, petits personnages perdus dans l’immensité, traversent la vallée recouverte de neige. Une patrouille allemande les repère. Un des soldats s’apprête à tirer. Un autre l’arrête : Sie sind in der Schweiz . Où est la frontière au milieu de tout ce blanc ? En ce moment, j’aurais plutôt besoin de repères. Pas bien sûr d’avancer dans la bonne direction. Tout à l’heure nous serons à Carolles. Je n’ai pas cessé de penser au jardin toute la semaine. Le froid est terminé. Les narcisses et les jonquilles commencent juste à pointer leur nez. Il faut nettoyer pour le printemps qui vient. Ramasser les dernières feuilles, couper les branches mortes. Préparer les plates-bandes. Et bientôt tailler les rosiers.